Les attributs de la musiques, Anne Vallayer Coster
La philosophie et l'art
Signification et rôle de la philosophie
« Le propre de la philosophie, c’est qu’elle ne suppose rien de connu, mais qu’au contraire tout lui est également étranger et problématique, non seulement les rapports des phénomènes, mais les phénomènes eux-mêmes. Elle ne s’en tient même pas au principe de raison, auquel les autres sciences se bornent à tout ramener ; elle n’aurait rien à y gagner, puisqu’un anneau de la chaîne lui est aussi étranger que l’autre, puisque le rapport même des phénomènes, en tant que lien, lui est aussi étranger que ce qui est lié, et que cela même, avant comme après la liaison, ne lui est pas plus clair. Car, ainsi que nous l’avons dit, cela même que supposent les sciences, et qui est en même temps la base et la limite de leurs explications, est le problème propre de la philosophie, laquelle commence, par conséquent, là où s’arrêtent les autres sciences. Elles ne peuvent s’appuyer sur des preuves ; car celles-ci déduisent l’inconnu de principes connus, et, aux yeux de la philosophie, tout est également étranger et inconnu. Il ne peut exister aucun principe dont le monde entier et tous ses phénomènes ne seraient que la conséquence. C’est pourquoi une philosophie ne se laisse pas déduire, comme le voulait Spinoza, par une démonstration ex firmis principiis. La philosophie est la science du plus général ; ses principes ne peuvent donc être la conséquence d’autres plus généraux. Le principe de contradiction se borne à maintenir l’accord des concepts ; il n’en fournit pas lui-même ; le principe de raison explique le rapport des phénomènes, mais non les phénomènes eux-mêmes. Donc, le but de la philosophie ne peut être la recherche d’une cause efficiente ou d’une cause finale de tout l’univers. Aujourd’hui elle doit se demander moins que jamais d’où vient le monde, et pourquoi il existe. La seule question qu’elle doive se poser, c’est : qu’est-ce que le monde ? Le pourquoi est ici subordonné au qu’est-ce que c’est ; il est impliqué dans l’essence du monde, puisqu’il résulte uniquement de la forme de ses phénomènes, le principe de raison, et n’a de valeur et de sens que par lui. Sans doute, on pourrait alléguer que chacun sait ce qu’est le monde, sans chercher si loin, puisque chacun est le sujet de la connaissance et que le monde est sa représentation ; ainsi entendu, ce serait vrai. Mais c’est là une connaissance intuitive in concreto : reproduire cette connaissance in abstracto, prendre l’intuition successive et changeante, et surtout la matière de ce large concept de sentiment, concept tout négatif, qui délimite le savoir non abstrait, non intelligible, pour en faire au contraire un savoir abstrait, intelligible, durable, c’est là le devoir de la philosophie. Elle doit, par conséquent, être l’expression in abstracto de l’essence du monde dans son ensemble, du tout comme des parties. Cependant, pour ne pas se perdre dans un dédale de jugements, elle doit se servir de l’abstraction, penser tout le particulier sous la forme du général, et comprendre toutes les différences du particulier sous un concept général. Ainsi elle devra, d’une part, séparer, d’autre part, réunir, et livrer ainsi à la connaissance toute la multiplicité du monde réduite à un petit nombre de concepts essentiels. Par ces concepts, dans lesquels est fixée l’essence du monde, le particulier doit être aussi bien connu que le général, et la connaissance de l’un et de l’autre, être étroitement unie. Aussi la faculté philosophique par excellence consiste, suivant le mot de Platon, à connaître l’unité dans la pluralité, et la pluralité dans l’unité. Dès lors, la philosophie sera une somme de jugements très généraux, dont la raison de connaissance immédiate est le monde dans son ensemble, sans en rien exclure ; c’est tout ce qui se trouve dans la conscience humaine ; elle ne fera que répéter exactement, que refléter le monde dans des concepts abstraits, et cela n’est possible qu’en réunissant dans un concept tout ce qui est essentiellement identique, et en séparant, pour le réunir dans un autre, tout ce qui est différent.
Parenté de la philosophie et de l'art
« Ce n’est pas seulement la philosophie, ce sont encore les beaux-arts qui travaillent au fond à résoudre le problème de l’existence. Car dans tout esprit, une fois adonné à la contemplation véritable, purement objective du monde, il s’est éveillé une tendance, quelque cachée et inconsciente qu’elle puisse être, à saisir l’essence vraie des choses, de la vie, de l’existence. C’est en effet l’essence seule qui intéresse l’intellect en tant que tel, c’est-à-dire le pur sujet de la connaissance affranchi des fins de la volonté ; de même que, pour le sujet connaissant en qualité de simple individu, ce sont les fins de la volonté qui présentent seules quelque intérêt. — Aussi le résultat de toute conception purement objective, c’est-à-dire aussi de toute conception artistique des choses, est-il une nouvelle expression de la nature de la vie et de l’existence, une réponse de plus à cette question: « Qu’est-ce que la vie? » — A cette question toute œuvre d’art véritable et réussie répond à sa manière et toujours bien. Mais les arts ne parlent jamais que la langue naïve et enfantine de l’intuition, et non le langage abstrait et sérieux de la réflexion : la réponse qu’ils donnent est toujours ainsi une image passagère, et non une idée générale et durable. C’est donc pour l’intuition que toute œuvre d’art, tableau ou statue, poème ou scène dramatique, répond à cette question ; la musique fournit aussi sa réponse, et plus profonde même que toutes les autres, car, dans une langue immédiatement intelligible, quoique intraduisible dans le langage de la raison, elle exprime l’essence intime de toute vie et toute existence. Les autres arts présentent tous ainsi, à qui les interroge, une image visible, et disent: « Regarde, voilà la vie ! » Leur réponse, si juste qu’elle puisse être, ne pourra cependant procurer toujours qu’une satisfaction provisoire, et non complète et définitive. Car ils ne nous donnent jamais qu’un fragment, un exemple au lieu de la règle; ce n’est jamais cette réponse entière qui n’est fournie que par l’universalité du concept. Répondre en ce sens, c’est-à-dire pour la réflexion et in abstracto, apporter une solution durable et a jamais satisfaisante de la question posée, tel est le devoir de la philosophie. En attendant, nous voyons ici sur quoi repose la parenté de la philosophie et des beaux-arts, et nous pouvons en inférer jusqu’à quel point les deux aptitudes se rejoignent à leur racine, si éloignées qu’elles soient par la suite dans leur direction et leurs éléments secondaires.
«Toute œuvre d’art tend donc, à vrai dire, à nous montrer la vie et les choses telles qu’elles sont dans leur réalité, mais telles aussi que chacun ne peut les saisir immédiatement a travers le voile des accidents objectifs et subjectifs. C’est ce voile que l’art déchire.
« Les œuvres de la poésie, de la sculpture et des arts plastiques en général, contiennent, chacun le sait, des trésors de profonde sagesse; c’est qu’en elles justement parle la sagesse de la nature même des choses, dont elles ne font que traduire les paroles sous une forme plus précise et plus pure. Mais aussi faut-il sans doute que tout lecteur d’un poème, ou tout spectateur qui contemple une œuvre d’art, contribue par ses propres ressources à mettre au jour cette sagesse: il ne peut donc jamais la saisir que dans la mesure de ses capacités et de son instruction, de même que la sonde du navigateur ne descend dans la mer qu’aussi bas que sa longueur le lui permet. On doit se placer en face d’un tableau comme en face d’un prince, attendre qu’il veuille bien vous parler et vous dire ce qui lui plaira; il ne faut, dans aucun des deux cas, prendre soi-même tout d’abord la parole, car on risquerait alors de n’entendre que sa propre voix. — Il résulte de tout ce qui précède que les œuvres des arts plastiques contiennent à la vérité toute sagesse, mais seulement à l’état virtuel ou implicite ; la philosophie a pour tâche de nous en donner la forme actuelle et explicite, et en ce sens elle est aux arts ce que le vin est à la vigne. Ce qu’elle s’engage à fournir est en quelque sorte un gain déjà réalisé et net, un bien ferme et durable; le profit qui résulte des créations et des travaux de l’art est au contraire une acquisition qu’il faut chaque fois renouveler. » (Le monde comme volonté et comme représentation)